En mars 1894, à Cleveland, dans l’Ohio, tous les journalistes du journal The Plain Dealer reçurent pour mission d’écrire une histoire de Pâques. Un soir, aux alentours de minuit, alors que l’équipe de rédaction était réunie autour d’un lunch, le responsable du télégraphe affirma qu’il connaissait un grand nombre d’histoires vraies se déroulant à cette période et il rajouta qu’il aurait pu en écrire une multitude s’il avait eu aussi peu de travail que les reporters. En entendant ces paroles provocatrices, le rédacteur en chef de la rubrique sportive le mit au défi de leur en raconter une, et l’homme se lança sans se faire prier.
Bob Scrutiny, qui travaillait autrefois pour le journal, était un brave homme mais un grand buveur et un incorrigible dépensier. Il était marié à Lalla, une femme sotte et puérile à l’humeur craintive mais au tempérament explosif. Quand elle se mettait en colère, ce qui arrivait souvent, alors son visage et son cou devenaient écarlates, les veines de ses tempes s’élargissaient et elle se métamorphosait en une créature qui n’avait plus rien d’attirant. Bob aimait sa femme plus que tout au monde, sauf peut-être lui-même, et il gagnait un bon salaire dont elle dépensait la plus grande partie. Le lundi, ils se régalaient de homard et buvaient du champagne jusqu’à minuit, et le vendredi ils contentaient de pain grillé et de thé. Bob n’était pas vraiment un bon journaliste mais de temps en temps il avait une brillante idée, qui compensait son manque d’inspiration habituel. Parfois il recopiait des articles presque mot pour mot et à d’autres moments il en rédigeait de tellement bons qu’ils faisaient la première page. Cependant, malgré ses petits défauts tout le monde l’aimait, même son rédacteur en chef, et sa situation au journal était assurée.
Malheureusement, un jour le rédacteur en chef en question accepta un poste de secrétaire particulier à Hon et un homme fut envoyé de New York pour le remplacer, l’un de ses jeunes arrivistes comme il en existait alors et comme il en existera toujours. Pendant une ou deux semaines tout se passa à merveille puis Bob reçut une importante mission, une histoire d’assassinat à couvrir, et quand il retourna au bureau ce soir-là, à 22 heures, il déclara qu’il ne se sentait pas capable d’écrire une ligne. Il alla néanmoins s’asseoir à son bureau, et au bout de trois heures d’un travail apparemment difficile, il rendit son papier. Le nouveau rédacteur en chef le lut, puis il descendit le voir et lui demanda d’écrire une colonne de plus et d’épicer un peu son histoire. Bob lui répondit qu’il ne pourrait pas faire mieux même si sa vie en dépendait mais le rédacteur en chef posa la feuille sur son bureau, lui ordonnant de faire ce qu’il lui demandait ou de démissionner, puis il sortit de la pièce. Alors, un mois avant les fêtes de Pâques, Bob quitta le journal.
En rentrant chez lui, il raconta immédiatement l’histoire à sa femme, connaissant son caractère il avait prévu une scène, mais à sa grande surprise elle lui conseilla de ne pas trop s’en faire et tenta de le rassurer. Au cours des jours suivants, Lalla se montra des plus charmantes puis elle lui fit remarquer que Pâques approchait et elle lui demanda s’il voulait bien lui donner de l’argent pour son chapeau de Pâques, comme il le faisait chaque année depuis qu’ils étaient mariés. A cette époque, la morale interdisait aux femmes de sortir la tête nue et pour les fêtes religieuses de grands chapeaux étaient confectionnés, qui étaient agrémentés de fleurs, de plumes ou de rubans, aussi Madame voulait-elle le sien. Bob ne lui avait jamais rien refusé, mais leurs finances étaient au plus bas et la mort dans l’âme il lui expliqua que cette fois, elle devrait s’en passer. Indifférente à cet aspect de la question, Lalla se fit alors enjôleuse, tentant de le charmer, puis elle essaya de harceler pour le faire céder et comme elle ne pouvait lui faire entendre raison, un jour elle rentra dans une telle colère que l’un de ses vaisseaux sanguins se rompit et qu’elle mourut sur le champ.
La mort de Lalla fut un choc terrible pour Bob, qui adorait sa femme et qui lui avait toujours été fidèle. L’infortunée coquette fut enterrée le dimanche de Pâques dans le grand caveau familial, et de nombreuses personnes vinrent présenter leurs condoléances à son mari, lequel se retrouvait visiblement dévasté par la tragédie. Quelque temps plus tard, Bob se présenta au journal et se confiant à ses anciens collègues, il se plaignit de rêver sans cesse de sa femme. Elle lui apparaissait toujours à son chevet, prétendait-il, et l’accablait de reproches. Certains maladroits lui demandèrent alors en riant si elle réclamait toujours son chapeau de Pâque, et devenant brusquement livide, Bob leur répondit: » Oui, elle demande pathétiquement son chapeau… son chapeau… son chapeau de Pâques. «
L’histoire dura plusieurs semaines, au cours desquelles Bob retourna souvent visiter ses amis, amaigri et visiblement épuisé, puis une nuit il leur raconta qu’il avait acheté un chapeau pour sa bien-aimée et que la prochaine fois qu’elle l’appellerait pour le lui demander, alors il le lui donnerait. Bien évidemment, personne ne prit l’affaire au sérieux et Bob retourna chez lui. Pourtant, il avait vraiment acheté ce chapeau et quelqu’un à qui il l’avait montré put en témoigner par la suite.
Deux heures plus tard, un policier découvrit le corps de Bob Scrutiny au cimetière de Woodland. Contrairement à ce que certains pourraient penser, il ne s’était pas suicidé mais il s’était couché devant la tombe de sa femme et il était mort. D’une étrange manière, l’une de ses mains agrippait toujours les barreaux de la grille et prés de lui, se trouvait une boîte à chapeau. Vide.
Le responsable du télégraphe sortit alors un cigare de sa poche, et demandant du feu aux journalistes qui tiraient nerveusement sur leurs cigarettes, il leur dit d’un air désinvolte: » Je suppose que vous voulez savoir ce qu’il est advenu du chapeau? Personne ne l’a jamais revu. «
Source: The Plain Dealer de Cleveland, 25 Mars 1894.