La Corde

Corde Pendu

Au début du XXe siècle, M. Hely Browne, un acteur de théâtre, se retrouva engagé pour jouer un rôle dans la pièce The Green Bushes, or a Hundred Years Ago. Il devait effectuer une tournée à Glasgow mais quand il arriva dans la ville tous les endroits habituellement réservés aux artistes étaient déjà pris et il se retrouva sans logement. Ennuyé, il se rendit à un certain numéro de Sandyford Place, où se trouvait un hôtel particulier dont il avait vu la publicité dans un journal local et qui était présenté comme « une maison de standing à loyer modéré. » Louer quelque chose dans un quartier aussi distingué n’était pas chose aisée pour un modeste comédien, l’idée pouvait même sembler folle, mais il avait besoin de se retrouver seul et il ne voyait pas d’autre solution. Depuis quelques mois, il partageait un appartement avec l’un de ses camarades, Charlie Grosvenor, qui n’était pas un mauvais homme mais qui était très agaçant et il n’en pouvait plus.

Une fois arrivé sur place, un grand homme austère lui expliqua les conditions, et le visage de l’acteur se décomposa en entendant le montant de la somme demandée, mais il était si fatigué qu’il accepta sans discuter. Il choisit une chambre de belle taille au premier étage, déballa immédiatement ses affaires, puis il se glissa dans son lit et dormit jusqu’au lendemain. Au cours des trois premières nuits, il se retrouva en proie à des cauchemars extraordinaires, dont un des plus diaboliques, alors qu’il n’en faisait jamais habituellement. « C’est probablement le fromage, » se dit-il en se levant le premier matin. « Je vais prendre bien soin de ne pas y toucher ce soir. » Le moment venu, il suivit consciencieusement sa résolution mais la nuit suivante il se retrouva en proie à des rêves tellement abominables qu’il se réveilla terrifié et dut attendre le lever du soleil pour oser sortir de son lit. Malheureusement, l’hiver était déjà bien installé, les jours étaient particulièrement courts et il passa de plusieurs heures à méditer sur sa triste condition.

Le manque de sommeil commençait à devenir un problème pour lui. A cause de son métier, ou peut-être était-ce sa nature, il avait besoin de dormir plus que les autres et il devait maintenant lutter pour maintenir la qualité de son jeu. La quatrième nuit, bien déterminé à se reposer à tous prix, il prit un grand verre de brandy chaud juste avant de se coucher. Il s’endormit rapidement mais il ne dormit pas très longtemps car vers trois heures du matin un vacarme épouvantable le réveilla, qu’il ne put identifier sur le moment. Il se redressa précipitamment, songeant avec effroi que tout le bâtiment était en train de s’effondrer sur lui, mais la maison était plongée dans le silence et elle semblait des plus paisibles. Il resta un moment ainsi, s’interrogeant sur le bruit, puis il commença à avoir soif et il se força à se lever pour aller se servir un verre de jus de lime, un citron juteux et acide. Il fit quelques pas dans l’obscurité, cherchant la bouteille et des allumettes, et comme il tâtonnait ici et là, il renversa le cendrier posé sur la table basse près de la cheminée puis il marcha sur sa boite à cigares, qui était tombée elle-aussi et qui agonisa en un craquement sinistre. Alors, songeant qu’il risquait de casser plus de choses encore s’il continuait à s’obstiner, il décida de retourner prudemment dans son lit.

Pour ce faire, il se servit des meubles de sa chambre pour se guider, mais à sa grande surprise il ne put retrouver son lit. Au début, il se dit que quelqu’un lui jouait une énorme blague, probablement ses camarades du théâtre, et il se mit à rire. Il pensait qu’ils avaient trouvé le moyen de déménager rapidement ses meubles sans qu’il s’en aperçoive et il les imaginait, cachés dans quelque recoin, en train et de se moquer de lui. Il tenta de les interpeler à plusieurs reprises mais personne ne lui répondit et brusquement, il ne se sentit plus d’humeur aussi joyeuse. Il fit le tour de la pièce, complètement et à deux reprises, et il commença à s’inquiéter. « Peut-être suis-je malade ? Ou suis-je en train de devenir fou ? » se demanda-t-il avec angoisse. Il porta la main à son front, mais sa température était normale et son pouls lui parut régulier.

Pendant quelques secondes il resta immobile, ne sachant que faire, puis il fonça tout droit devant lui dans une tentative désespérée mais soudain quelque chose lui fouetta le visage et il sentit une excitation intense monter en lui. Il tenait le coupable. Il tendit rapidement les bras pour l’attraper mais ses mains se refermèrent sur une grosse corde et comme il la palpait il remarqua qu’elle formait une sorte de nœud coulant, comme celui des gibets de potence. Intrigué, il tenta de la suivre pour voir à quoi elle était accrochée mais à sa grande surprise, il découvrit qu’elle flottait dans les airs, à mi-hauteur entre le sol et le plafond.

Horrifié, Hely tenta de s’éloigner de l’endroit mais ses pieds semblaient cloués au sol et il en fut incapable. Soudain, un sifflement sonore, abominable et bestial, s’éleva près de lui et quelque chose, peut-être un chat ou un serpent, commença à tourner autour de sa tête. Après avoir effectué quelques cercles, la créature s’éleva au-dessus de lui en tourbillonnant furieusement puis elle redescendit doucement, caressant délicatement le bout de ses oreilles, son nez, son menton, avant d’atterrir sur ses épaules avec un petit bruit sourd. Alors il comprit. La corde commença alors à se resserrer autour de son cou, lentement, inexorablement. Terrifié, il tenta immédiatement l’enlever mais comme il soulevait ses bras, une force puissante les tira de côté et les immobilisa. Il ouvrit alors la bouche pour appeler à l’aide mais un vent glacial s’infiltra dans ses poumons et son cri s’étrangla dans sa gorge. Il était impuissant, complétement impuissant.

Soudain, des mains froides et moites l’attrapèrent par les pieds, puis elles le soulevèrent dans les airs avant de le laisser brutalement retomber sur le plancher. Des centaines de minuscules lames commencèrent alors à taillader sa gorge, et il se mit à haleter frénétiquement. Il étouffait et son agonie était insupportable. A chaque fois qu’il essayait de respirer, une incommensurable douleur déchirait ses poumons, qui était tellement aigüe qu’il lui semblait impossible à un être humain de pouvoir la supporter. Sa tête se mit alors à gonfler, du moins en eut-il l’impression, les veines de son nez éclatèrent et une mousse sanguinolente sortit de sa bouche. Sous l’effet de la pression, ses yeux semblaient saillir de leurs orbites, un bruit de tonnerre résonnait dans ses oreilles et sa langue, qui lui paraissait maintenant énorme, cognait contre ses dents. Une mer de feu s’agitait dans son cerveau et il pensait ses derniers instants arrivés quand brusquement, un voile noir vint recouvrir sa conscience. Quelques instants plus tard, quand il revint à lui, il était debout, chancelant et grelottant mais fort heureusement indemne. D’une étrange manière, il n’eut aucune difficulté à retrouver son lit, et après s’être tourné et retourné une demi-douzaine de fois, il finit par se rendormir.

A son réveil, fort tardif, Hely tenta de se persuader que son horrible expérience n’était qu’un cauchemar, et il y parvint presque. Malheureusement, tout au long de la  journée il ne put s’empêcher de penser aux terribles sensations qu’il avait ressenties lors de sa pendaison et il en vint à appréhender le moment de retourner chez lui. Les minutes s’envolèrent à une vitesse folle et une fois le spectacle terminé, jamais sa pièce ne lui avait paru aussi courte, il reprit le chemin de son hôtel particulier. En apercevant les lumières de la rue, il sentit son cœur se serrer et une fois dans sa chambre, il se mit carrément à trembler. Craignant de se retrouver une nouvelle fois pendu dans l’obscurité, il avait décidé de laisser une lumière brûler toute la nuit et il avait pris soin d’acheter une demi-livre de cire à bougie. A un certain moment, il commença à somnoler et comprenant qu’il ne serait plus capable de rester éveillé très longtemps, il plaça le chandelier sur une chaise près de son lit et se précipita entre les draps. Son appréhension l’avait tellement fatigué que quelques secondes plus tard, et sans avoir bu une seule goutte d’alcool, il dormait déjà.

Quand il ouvrit les yeux, la chambre était plongée dans l’obscurité et une curieuse odeur flottait dans l’air, qui attira immédiatement son attention. Au début, il pensa qu’elle était juste l’illusion passagère d’un rêve mais elle se fit plus insistante encore et il comprit qu’elle était réelle. Elle était forte, très âcre, et il songea qu’elle ressemblait à celle d’une drogue quelconque. Il n’était pas professeur en physique, ni même étudiant, mais elle lui rappelait la boutique d’un chimiste et le laboratoire de son ancien lycée. Hely, qui se demandait d’où elle venait, voulut alors soulever sa tête pour tenter de la localiser mais à son grand effroi, ses lèvres touchèrent quelque chose de froid et de flaque et il recula précipitamment. Malheureusement, le lit étant étroit, il glissa sur le bord et dégringola sur le sol. En tombant, son coude heurta le plancher et une vive douleur irradia son nerf cubital, lui indiquant, s’il en doutait encore, qu’il ne rêvait pas.

L’odeur, l’abominable odeur, était toujours présente. Hely s’assit péniblement et levant les yeux vers son lit il remarqua à sa plus grande horreur qu’il était occupé. Un visage luminescent reposait sur l’oreiller et regardant de plus près, il regretta immédiatement de l’avoir fait, il reconnut son frère Ralph, le seul homme de sa famille à avoir fait fortune, qu’il croyait à New York. Sa peau avait toujours été pâle mais maintenant elle était jaunâtre et cireuse. Elle semblait tout sauf naturelle. Comme il l’observait, la certitude que l’homme était bien son frère grandit en lui et il en fut tellement surpris qu’un cri lui échappa : « Ralph ! » Au moment où il prononçait son prénom, l’apparence de son frère changea de manière épouvantable. Ses paupières se soulevèrent, découvrant ses yeux, qu’il reconnut mais qui étaient tellement saillants qu’ils sortaient presque de sa tête, puis sa bouche s’ouvrit sur sa langue gonflée et il se mit à convulser. Son visage reflétait une indescriptible expression d’agonie. Son teint blafard prit alors une étrange teinte noirâtre et épouvanté, Hely s’éloigna précipitamment du lit.

Ralph commença alors à haleter, puis une voix rauque s’éleva de son corps, que le comédien identifia comme celle de son frère. « Je voulais te parler depuis des siècles, mais quelque chose, je ne pas l’expliquer, m’en a toujours empêché. Je suis mort depuis un mois, pas du cancer, mais de Dolly. Du poison. Adieu, Hely. Je vais reposer en paix maintenant. » La voix s’arrêta brusquement de parler puis le visage disparut et un vent froid balaya la pièce, apportant avec lui une bouffée d’air viciée et nauséabonde. L’odeur du tombeau.

Hely passa le reste de la nuit prostré dans son lit. Il pensait à son frère, à la façon misérable dont il avait péri, et cette idée l’anéantissait. Au petit matin, il reçut une lettre bordée de noir de sa mère. Elle lui expliquait que Dolly, la femme de son frère, venait de lui apprendre la mort de Ralph, lequel avait prétendument succombé à un cancer de la gorge. Sa belle-sœur, qui ne manquait pas de cynisme, avait cru bon de rajouter un post-scriptum lui signalant que son bien-aimé mari, qui avait toujours été très bon pour elle, lui avait laissé toute sa fortune. Ses parents auraient pu demander à ce que le corps de Ralph soit exhumé, mais ils étaient pauvres, Dolly était riche, et en Amérique, tout était une question de dollars. Ils laissèrent alors tomber l’affaire, espérant sincèrement que Dolly ne reviendrait jamais les visiter. Et elle ne fit jamais.

Hely termina son engagement à Glasgow et il reprit ses tournées dans les provinces britanniques. Des années plus tard, certains lui rapportèrent que l’hôtel particulier où il avait séjourné était hanté depuis son passage. Apparemment, de nombreux visiteurs avaient dormi dans une certaine chambre, qu’il supposait être la sienne, et tous s’étaient plaints de bruits étranges et de rêves terribles. Troublé par la persistance de la hantise, il raconta toute l’histoire à l’un de ses vieux amis, Elliott O’Donnell, un auteur et chasseur de fantômes réputé, et il lui demanda comment il pouvait l’expliquer. L’écrivain soupira, et levant les yeux vers le ciel, il lui répondit humblement : «  On ne peut pas… »

Source : Scottish Ghost Stories d’Elliott O’Donnell.

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