La Métamorphose du Bouc

Harry Price et M. Joad

Au début des années 30, pour les paysans de certaines parties de l’Allemagne, en particulier ceux de la région de Harz, la sorcellerie était encore une évidence. Aussi, en 1932, afin d’éclairer les esprits, Harry Price, le célèbre enquêteur psychique londonien, décida de se livrer à une expérience en effectuant un rituel, le Bloksberg Tryst, qui promettait de transformer un bouc en une jeune et surprenante beauté. Si cette opération lui apporta une publicité internationale, elle ne fut pas du gout de certains qui estimèrent que loin d’avoir œuvré dans l’intérêt de la science, Harry Price n’avait pensé qu’au sien.

Au cours de l’automne 1931, Harry Price rentra en possession de la transcription d’une page appartenant, soi-disant, au Grand Livre Noir Allemand, un volume manuscrit de formules magiques conservé dans un musée. Ce fameux Livre Noir était supposé avoir été écrit au 15e siècle et il renfermait de nombreux rituels de magie transcendantale, parmi lesquels le Bloksberg Tryst, qui portait l’ancien nom de la plus haute montage du Harz.

En 1932, quand fut célébré l’anniversaire de la mort de Johann Wolfgang von Goethe, qui avait intensément étudié la magie et la sorcellerie et dont certains de ses écrits laissaient à penser qu’il s’était également penché sur l’histoire du Bloksberg Tryst, le Comité du Centenaire Goethe d’Harz invita Harry Price à reproduire l’expérience, ce à quoi il consentit. Officiellement pour participer aux célébrations, officieusement pour souligner la futilité absolue de l’ancien rituel magique dans les conditions du XXe siècle. La reproduction qui se trouvait en sa possession avait été écrite à la main au début du XIXe siècle mais en certains endroits l’encre brune avait pratiquement disparu, rendant ces parties presque illisibles. Au milieu de la page, était peint un cercle magique en deux couleurs, rouge et bleu, avec les symboles habituellement utilisés dans ce genre de figure, et sur son revers, se dessinait une gravure non datée de la ville de Bacharach, sur le Rhin, signée de l’artiste allemand R. Püttner. Le formule du rituel était présentée ainsi: « 

Le Bloksberg Tryst

Ce qui suit est un véritable moyen parfaitement expliqué de triompher de la Nature et, après plusieurs essais, il a été totalement prouvé en la présence de l’écrivain lors de ses voyages aux Pays-Bas. Les conditions exactes prouveront que tout est possible au Dieu de la Nature, si toutes les instructions sont docilement suivies de bon cœur. Ce qui est relaté ici, je l’ai vu de mes propres yeux – Vita si scias uti longa est ( La vie est longue si nous savons comment l’utiliser).
L’expérience doit être menée avec un cœur pur et l’esprit désintéressé sur la crête à l’avant du mont Bloksberg, qui était autrefois appelée le Brocken, l’une des montagnes du Harz, de 1138 mètres de haut. Une période d’un jour avant ou un jour après la pleine lune est nécessaire mais la meilleure saison reste l’hiver. Celui qui cherche le pouvoir tout-puissant doit se placer sur le Pic du Bloksberg à l’heure dite. Ses serviteurs doivent être une jeune fille de cœur pur habillée de vêtements blancs et un Bouc, vierge également.

Que ta bouche et ton cœur soit exempt de souillure. Que l’étudiant teste mes mots par la Lumière d’un Feu de Pin, qui est nécessaire. Prés de l’Autel de Granit, il laissera les symboles magiques suivants, qui devront être écrits en blanc, d’une grandeur appropriée pour la cérémonie. (Ici était dessiné le cercle magique.)
Le sommet du Triangle doit être diriger vers la Tour de Kassel, la base couvrira alors Hexentanzplatz, un village dans les montagnes, ainsi nommé à cause des sorcières qui l’habitent. Après avoir tracé les symboles comme demandé dans le Livre Noir dans toute leur exactitude, l’étudiant devra amener ses serviteurs dans la Maison intérieure du Triangle, à l’intérieur du Cercle de Pouvoir. Le Bouc devra être placé devant lui, et la jeune fille devra prendre place à côté de l’animal, qu’elle mènera avec un cordon de soie blanche. Il devra ensuite faire brûler de l’encens pendant 15 minutes et répéter ce qui suit en toute humilité: Mutare et insignem attenuat deus obscura Premens. (Probablement inspiré de cette citation d’Horace: Mutare summis voiturier ima, et insignem attenuat deus, Promens obscura. Dieu possède le pouvoir de transformer le plus humble en plus grand, et il rend les grands hommes faibles, amenant à la lumière les choses cachées dans l’obscurité.)

Après quoi, la jeune fille devra oindre la chèvre en récitant ces mots: Terram les ibis de Terra (Tu es poussière et à la poussière tu retourneras). Le Bouc devra ensuite être tourné trois fois contre vous et l’encens ravivé. L’étudiant devra ensuite tenir les mains de la jeune fille et les tremper dans un vaisseau de vin rouge en disant Si Deux nobiscum quis nos contra (Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous). Le feu de pin devra être ensuite éteint par la servante de l’étudiant à l’extérieur du Cercle de Pouvoir et l’encens sera éteint par l’étudiant. L’obscurité doit alors régner, et vous ne devez être éclairé que par la lumière de la lune. La jeune fille doit alors prendre le vaisseau de vin et le répandre très lentement sur la tête du Bouc, répétant en même temps Procul O procul este Profani (Allez-vous-en, allez-vous-en, vous profanes). Quand elle aura prononcé ces mots, une noirceur obscurcira la lune et une douce lumière viendra de la Tour de Kassel. A ce moment-là, la jeune fille recouvrira rapidement et cachera le Bouc avec un chiffon blanc et une apparition se matérialisera dans le Triangle. La jeune fille devra alors retirer le tissu, découvrant une incroyable beauté à la place du Bouc.

Cela se produira, j’en atteste. De part le Grand Livre Noir Allemand. L’onguent, pour oindre le Bouc, devra être préparé à partir de sang de chauves-souris, d’un peu de raclure de cloche prélevée avant minuit dans le clocher d’une église, le tout mélangé à de la suie et du miel des abeilles pour former une pommade homogène. Ce rituel n’est pas conseillé aux personnes mélancoliques. « 

En lisant ce sortilège, Harry Price s’était dit que la magie du Bloksberg Tryst n’était pas aussi noire qu’elle était dépeinte. En fait, elle pouvait même être assimilée à de la magie blanche, car aucune invocation diabolique n’en faisait partie. Le rituel était familier aux étudiants en nécromancie médiévale, et l’enquêteur londonien en connaissait les composants comme de vieux amis: un cercle magique avec les symboles habituels, un triangle, un feu de pin, un bol d’encens, une vierge pure, un bouc, des incantations latines et un onguent malin constitué de sang de chauves-souris, de raclures de cloches d’église, qu’il parvint à obtenir d’un sonneur de cloches d’une église du Sussex, de suie et de miel. Tous ces éléments pouvaient se retrouver dans plus de cent formules magiques mais cependant, le Bloksberg différait des incantations similaires car il ne pouvait être efficace qu’à un certain endroit, près de l’Autel de Granit du Brocken, et uniquement les nuits de pleine lune.

Afin de prévenir toute critique, Harry Price fit le voyage jusqu’en Allemagne, bien déterminé à réaliser l’expérience avec la plus grande des exigences scientifiques. Avec lui se trouvait M. Joad, dont l’intérêt pour les questions magiques et psychiques étaient bien connus et qui l’avait déjà accompagné lors de certaines de ses enquêtes. Le vendredi 17 juin, lorsque les deux hommes arrivèrent à l’hôtel Brocken, la nuit était déjà tombée et tout semblait prêt pour le cérémonial, sauf la lune, qui s’obstinait à se cacher. Un cercle magique avait été soigneusement préparé près de l’Autel de Granit, et un jeune bouc blanc, spécialement choisi à la naissance, fut soumis à leur inspection. Mlle Urta Bohn, la fille du Dr Erich Rohn de Breslau, tenait le rôle de la jeune fille au cœur pur, et sa robe d’un blanc immaculé semblait tout à fait appropriée pour une telle expérience.

Par contre, les quarante-deux photographes qui se trouvaient devant eux semblaient beaucoup moins à leur place. Au cours de cette première tentative, qui fut une simple répétition, ces messieurs constituèrent presque tout le public des trois expérimentateurs. La cérémonie se déroula plus au moins correctement, éclairée par les torches au magnésium et ponctuée par le cliquetis des appareils photos. A cette occasion, ils purent remarquer que leur feu de pin était bien trop virulent pour être éteint dans le délai prescrit par le rituel, que la jeune fille avait du mal avec les incantations latines et que certains détails mineurs étaient mis en scène d’une mauvaise manière. Puis ils en arrivèrent finalement à l’étape ou la jeune fille devait couvrir le Bouc d’un tissu blanc, ce qui était censé transformer l’animal, sous l’effet d’une métamorphose, en une jeune et surprenante beauté. Le lendemain, dans leurs articles de presse, les journalistes rapportèrent que le Bouc était resté un Bouc, insistant sur ce fait comme s’ils s’attendaient vraiment à l’apparition d’un Adonis.

Harry Price et son Équipe Répètent le Rituel
Harry Price et son Équipe Répètent le Rituel

La véritable expérience eut lieu le samedi 18 juin 1932. Au grand soulagement d’Harry Price, les journalistes et les photographes étaient partis retrouver leurs bureaux et leurs chambres noires, mais malheureusement, la lune s’obstinait à les fuir. En début de soirée, quelques rayons argentés s’étaient furtivement montrés entre les nuages, soulevant quelque espoir, mais à minuit le sommet de la montagne se trouvait enveloppé de brume, masquant l’un des composants essentiels à la réussite du rituel. Harry Price souligna le problème devant la grande foule qui s’était rassemblée pour l’événement, insistant sur le fait que la lune étant absente, il était plutôt absurde de tenter l’expérience, mais comme toutes ces personnes étaient venues rendre hommage à Goethe et qu’il ne voulait pas les décevoir, il décida de procéder à la cérémonie. Espérant toujours que la lune apparaitrait au moment fatidique, il effectua le rituel et cette fois, tout se passa à merveille. Les spectateurs regardèrent le spectacle dans un silence religieux mais une fois encore, quand Urta souleva le voile blanc, tout le monde put constater que le Bouc était resté un Bouc. Le lendemain, tous les journaux de la région rapportèrent la nouvelle, oubliant de signaler que la cérémonie avait été organisée en l’honneur de Goethe.

Certains pourraient prétendre que l’absence de la lune ou le manque de foi des expérimentateurs expliquait leur échec, mais Harry Price pensait tout autrement. D’après lui, le scribe du XVe siècle qui avait compilé le Livre Noir disait avoir vu un miracle, mais il avait travaillé dans un tel état d’enthousiasme extatique qu’il avait tout simplement été victime d’une hallucination. Cependant, il restait persuadé que l’homme était de bonne foi, et qu’il avait vraiment cru voir le Bouc se transformer en une jeune beauté.

Bien que le but principal de cette démonstration ait été de ridiculiser l’idée qu’un rituel magique puisse encore être puissant à son époque, Harry Price n’était pas assez fou pour s’imaginer avoir entièrement réussi. Dans la région de Harz, la croyance en la sorcellerie restait encore vivace. Peu de temps auparavant, un certain nombre de travailleurs dans le sud de l’Allemagne avaient été emprisonnés après avoir tué une femme qu’ils accusaient d’avoir envouté leur bétail, et une rumeur affirmait que celui qui cherchait assez longtemps dans les montagnes du Brocken, pouvait y trouver des sorcières.

Pour préparer leur expérience, M. Price et Joad avaient établi leur siège à Göttingen et là ils rencontrèrent une dame allemande qui les informa qu’une vraie sorcière vivait à Warnigerode, soulignant que s’ils voyageaient jusque là, elle s’arrangerait pour la leur présenter, de gré ou de force. Bien évidemment, les deux hommes se montrèrent enchantés à l’idée de rencontrer une disciple de Satan et Harry Price se mit à fantasmer, s’imaginant analyser ses potions et même, comme il avait sa caméra avec lui, peut-être la filmer alors qu’elle faisait un tour sur son balai.
Le jour suivant, après avoir roulé dans des conditions épouvantables pendant plusieurs heures, les deux hommes arrivèrent enfin à Wernigerode où ils découvrirent que la fameuse sorcière était une plantureuse actrice qui avait, à une occasion, joué le rôle d’une sorcière sur scène. Bien évidemment, ils rirent tous de cette méprise et ce fut la fin de la chasse aux sorcières. Cependant, alors qu’ils se trouvaient à Wernigerode, la dame allemande qui leur avait parlé de la sorcière les informa qu’à Halberstadt, où elle résidait, de nombreuses personnes s’étaient montrées très intéressées par leur expérience et que leur renommée était si grande qu’il avait été décidé de leur conférer la  » liberté de la ville.  » Elle leur demanda s’ils acceptaient cet honneur, et les deux londoniens promirent que dès le lendemain, ils feraient route vers la ville, afin d’assister à la cérémonie, qui devait se dérouler l’après-midi.

S’ils avaient accepté la faveur qui leur était faite, les deux hommes étaient néanmoins soucieux. Ils n’avaient emporté qu’une garde-robe limitée et ils ne savaient pas vraiment comment il convenait de s’habiller pour une telle présentation. Finalement, M. Joad décida de mettre son costume blanc qui avait fait sensation à Göttingen, et Harry Price, après avoir hésité entre sa veste de diner et son costume de salon, finit par choisir ce dernier. Ils spéculèrent un moment sur la façon dont la  » liberté  » leur serait confiée, et Harry Price en conclut qu’ils seraient probablement transportés sur un cercueil d’or à travers toute la ville.

Le lendemain après-midi, quand ils arrivèrent aux abords d’Halberstadt, les deux hommes décidèrent de ralentir leur voiture afin de faire une entrée remarquée mais pénétrant dans la ville ils s’aperçurent, à leur grande surprise, que les rues étaient désertes. Harry Price trouva curieux que la fanfare ne soit pas venue à leur rencontre mais cependant ils continuèrent à avancer et se présentèrent à la maison de la dame, comme convenu. Après quelques rafraichissement, ils partirent à la rencontre du bourgmestre, qui les attendait, en manches de chemise devant sa papèterie, puis ils se rendirent à l’Hôtel de Ville, où ils devaient être présentés au maire.
L’homme les accueillit officiellement, leur fit signer le livre des visiteurs, puis, après une conversation de quinze minutes environ, il les salua et un greffier vint leur signifier leur congé. L’affaire était faite. Harry Price et M. Joad avaient reçu la  » liberté  » d’Halberstadt! Malheureusement, ils ne savaient toujours pas en quoi cet honneur consistait et troublés par la simplicité de la cérémonie, ils avaient oublié de demander quels en étaient les privilèges.

De retour à Londres, Harry Price s’aperçut que de nombreux journaux anglais avaient rapportés l’expérience du Brocken. Certains, pour se moquer de toute l’affaire, prétendait que l’enquêteur psychique pensait réellement que le Bouc allait se changer en jeune beauté, mais la plupart d’entre eux semblait penser que l’expérience en valait la peine et le 18 juin 1932, l’Evening Star déclara:  » Leur enquête est un pas en avant dans le progrès de la science… Les véritables scientifiques étudient tous les phénomènes, sans à priori. « 

Source: Harry Price.

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