Le Fantôme de la Morgue

Hôpital Dublin

L’histoire qui suit est celle du Dr B., et elle fut racontée aux lecteurs de la revue The Occult Magazine du mois de juillet 1918 par le Dr J.H. Power, après que le témoin ait confirmé l’exactitude des événements et leur précision.

Au moment des faits, le Dr B. suivait encore ses études de médecine à l’hôpital de Dublin, en Irlande, mais il était déjà en troisième année et il n’était plus vraiment un novice. Le jeune homme, qui était âgé de vingt-et-un an, bénéficiait d’une santé insolente et l’existence l’ayant toujours épargné il gardait de l’enfance une certaine insouciance. Parfois, il lui arrivait d’avoir de petits différents avec la police, qui résultaient principalement de luttes pacifiques pour des idées religieuses et politiques, mais ils restaient anecdotiques et sans conséquence. Il se décrivait lui-même comme un jeune irlandais banal, avec de vagues idéaux, qui se contentait de prendre la vie comme elle venait sans jamais s’inquiéter de quoi que ce soit et qui haïssait loyalement le gouvernement comme il se devait de le faire.

Un matin, alors qu’il venait de prendre sa garde en tant qu’interne, un jeune homme fut amené qui présentait une température particulièrement élevée, une condition connue sous le nom hyperthermie. Sur le moment, aucune cause ne fut trouvée à sa forte fièvre, il apparut plus tard qu’il avait été victime d’une péritonite, mais pensant qu’il était en proie à une mystérieuse maladie, il fut envoyé dans l’aile réservée aux cas infectieux. M. B. visita le patient en compagnie du médecin qui en avait la charge, puis il vaqua à ses affaires toute la journée sans retourner le voir.

En tant qu’interne, il était de son devoir de faire le tour de tous quartiers durant la nuit, d’inspecter les malades et de prévenir le chirurgien ou le médecin s’il remarquait quelque chose nécessitant leur attention. Vers minuit, l’heure était venue pour lui de visiter l’aile des malades fébriles et comme l’annexe avait été construite à quelque distance du bâtiment principal, il devait sortir et faire quelques mètres pour y accéder. En ouvrant la porte latérale de l’hôpital, qui était fermée à clef, il s’aperçut que la neige s’était mise à tomber et il remonta machinalement le col de sa veste avant de s’avancer. Soudain, une silhouette apparut, qui venait vers lui, et comme elle se rapprochait il reconnut le patient en hyperthermie qui leur avait été amené le matin. Simplement vêtu d’une chemise de nuit et de la veste en flanelle rouge habituellement utilisée dans les salles, il marchait pieds nus dans la neige, semblant indifférent au froid de cette nuit d’hiver.

M. B., qui pensait que le malheureux se promenait dans son sommeil, s’arrêta brusquement et comme il avait une certaine idée qu’un somnambule ne devait pas être réveillé brutalement, il se dissimula derrière l’un des contreforts qui soutenaient le mur de l’hôpital. Il regardait au loin, cherchant vainement des yeux l’infirmière qui aurait du le suivre, quand l’homme, qui paraissait se diriger vers la porte latérale, le dépassa sans le voir. Alors, comme personne ne semblait s’inquiéter de ses déambulations nocturnes, l’interne tourna la tête vers lui pour le surveiller, mais à sa grande surprise, il avait disparu. Pourtant, il n’avait pu aller nulle part, la porte du bâtiment principal et celle de la morgue étaient toutes les deux verrouillées et un mur infranchissable fermait le passage à sa droite, et s’il était repassé devant lui, M. B. l’aurait forcément remarqué. Un frisson le parcourut alors, qui n’était pas causé par le froid, et réalisant soudainement qu’il venait de voir quelque chose de peu ordinaire, il s’empressa de reprendre sa route pour l’aile des maladies infectieuses.

En entrant dans la salle principale, il vit l’infirmière de nuit qui dormait dans un fauteuil, un livre sur ses genoux. Alors, sans rien lui dire, il se dirigea vers le lit de l’homme en hyperthermie et comme il s’y attendait, il le trouva mort. D’après l’état de son corps, son décès remontait à quelques minutes à peine. Il chercha ensuite l’ardoise sur laquelle l’infirmière notait ses observations sur les patients et il constata que juste en face du numéro de son lit, elle avait écrit que sa température était tombée et que son état s’était grandement amélioré. M. B. réveilla ensuite l’infirmière, qui sursauta et se mit à crier:

– Mon Dieu, vous m’avez fait une frayeur! J’ai cru que la Sœur était venue et qu’elle me frappait avec une brosse à vêtements.
– Comment se porte le numéro 19? demanda alors l’interne.
– Oh, bien mieux répondit-elle. Sa température est tombée.
– Seriez-vous surprise d’entendre qu’il est mort?

La pauvre femme n’était pas à blâmer mais elle se retrouva néanmoins profondément bouleversée par l’événement. Alors, comme il n’y avait rien d’autre à faire, les porteurs de nuit furent appelés, qui emportèrent le cadavre à la morgue.

Du lundi au vendredi, à 9h30 du matin, le pathologiste faisait une démonstration dans l’amphithéâtre et quand il se présentait les corps devaient avoir été préparés par les internes. Malheureusement, cette semaine, la tâche incombait à M. B., qui n’aimait pas ce genre de travail et ne lui trouvait aucun attrait. De plus, à son grand désarrois, il se sentait bien plus troublé par ce qu’il avait vu dans la neige que ce qu’il ne l’aurait supposé. Auparavant, il se riait à l’idée de voir quoi que ce soit d’inhabituel et il aurait même fait un détour pour voir un fantôme mais maintenant qu’il avait été témoin d’un phénomène étrange, l’idée ne l’amusait plus. Et puis, il lui fallait bien l’avouer, il ne trouvait pas la morgue de l’hôpital de Dublin très gaie. Bien évidemment, aucune de celles qu’il avait visitées ne l’étaient, mais le brûleur à gaz de la grande salle se montrait parfois capricieux, sa flamme vacillante menaçait souvent de s’éteindre et elle faisait danser de grandes ombres sur les murs, qui rendaient l’endroit plus sinistre encore.

Vers deux heures du matin, M. B., qui refusait de se laisser submerger par la peur, se dirigea vers la morgue. Au prix d’un terrible effort il parvint à se convaincre de glisser la clef dans la serrure et se faisant une nouvelle fois violence, il poussa la lourde porte. La lampe à gaz n’avait pas été éteinte par le gardien et à la lueur de sa lumière incertaine il distingua le cadavre recouvert d’un drap, puis brusquement il vit l’homme lui-même, debout à l’opposé de la table, qui regardait son corps sans bouger.

Le Dr B. devait être un jeune homme courageux à l’époque, il allait d’ailleurs s’en étonner par la suite, car effrayé comme il l’était, il ne s’enfuit pas. Il se rapprocha lentement de la table, détournant légèrement les yeux pour éviter de regarder directement le revenant. Pour une obscure raison, il se disait que le défunt ne pourrait pas, ou ne voudrait pas le blâmer pour ce qu’il allait faire à son corps s’il ignorait sa présence, aussi fit-il semblant de ne pas le voir. Il n’aurait su expliquer d’où lui venait une telle idée, mais les pensées dans les moments difficiles peuvent parfois se révéler étranges et la situation le perturbait grandement. L’interne consciencieux qu’il était alors ne pouvait pas renoncer à effectuer la tâche qui lui avait été confiée mais comme il se demandait si l’homme était vraiment mort, l’idée lui vint de faire une petite plaie sur son cadavre pour vérifier.

Ignorant la silhouette, M. B. tira sur un bout de la table à roulettes pour la rapprocher de la lumière de la lampe à gaz et le fantôme la suivit. Au lieu de découvrir le cadavre en commençant par la tête comme il le faisait habituellement, il attrapa ensuite le bas du drap et le jeta vers le haut. Le spectre, qui s’était replacé au bout de la table, continuait à contempler son corps, immobile. Alors, faisant preuve d’une folle audace, M. B. prit un couteau et il le leva comme pour percer la jambe du cadavre. A ce moment-là, le revenant fit un mouvement de la main et…

Le lendemain matin, vers 9 heures, un interne descendit à la morgue et il le découvrit qui dormait à même le sol. M. B. supposait que la peur lui avait fait perdre conscience, mais gêné par l’invraisemblance de son expérience, il expliqua que se sentant fatigué, il s’était allongé par terre et qu’il s’était endormi. Il s’attendait à des remarques pour avoir choisi de passer la nuit sur les pierres glacées du sol de la morgue, mais quoi qu’il ait pu penser de son histoire, l’interne ne fit aucun commentaire. M. B. en fut quitte pour un bon rhume, qui lui permit d’échapper à la corvée de la dissection, mais il lui fallut énormément de temps pour oser raconter sa mésaventure.

Source: The Occult Magazine Juillet 1918.

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