Le Fantôme d’Ann Frost

La Servante

Dans les années 1820 M. Neal était un jeune agriculteur qui vivait, avec sa femme et ses enfants, dans le nord du Yorkshire, en Angleterre. Il était issu d’une famille honnête qui l’avait élevé honorablement et durant son enfance il avait même reçu une certaine éducation, apprenant à lire, à écrire et un peu d’arithmétique, ce qui était assez rare chez les hommes de son époque et de sa classe sociale pour le souligner. M. Neal se montrait toujours d’une rare intégrité, il était un chrétien pratiquant et il lui arrivait même de servir de prédicateur pour les membres de sa congrégation méthodiste. L’étendue de ses lectures était restreinte, elle se limitait à la Bible, au livre des cantiques, un vieux volume des sermons de Wesley, à quelques feuillets religieux, au Bunyan’s Pilgrim’s Progress et parfois aux nouvelles d’un journal quelconque. Il ignorait tout des œuvres de fiction et il avait pour habitude de traiter avec mépris les histoires qui présentaient un caractère surnaturel, les décrivant de contes de vieilles femmes. M. Neil était un homme robuste, en bonne santé et au moment des faits, il n’avait jamais été victime d’hallucinations ou d’expériences paranormales.

A la fin d’une chaude journée d’été, Ann Frost, une certaine servante qui était au service de Mme Neal, vint trouver sa maîtresse, qui se tenait alors près de son mari dans la prairie, admirant les pitreries d’un jeune poulain qui cherchait à tenir sur ses jambes pour la première fois, et elle lui demanda, d’une manière très respectueuse:

– S’il vous plait, Madame, je voudrais partir cette après-midi. Mary m’a dit qu’elle s’occuperait du thé, et je n’ai pas vu ma mère depuis trois semaines.

– Vous pouvez y aller Ann, lui répondit aimablement Mme Neal. Mais soyez sûre d’être revenue à la maison ce soir, car demain est jour de nettoyage.

– Oh, je serais là, Madame, affirma alors la jeune fille. Et pour vous dire la vérité, Madame, je veux aller voir ma mère car je l’ai entendue se plaindre de son loyer et je veux le payer avec mon salaire. C’est difficile pour elle depuis que mon pauvre père est mort, la laissant seule avec tous ces petits enfants.

– Oui, pauvre âme, ça a du être difficile, acquiesça Mme Neal. Vous pouvez prendre pour elle une douzaine de ces œufs frais, la motte de beurre dans le pot en pierre, et une miche de pain à la crème pour son thé.

Reconnaissante, Ann remercia avec empressement sa maîtresse puis elle courut se préparer. Quelques instants plus tard, elle réapparut à la porte, un panier de paille à son bras, dans lequel elle avait rangé, selon sa camarade de service, son salaire enveloppé dans un mouchoir tout au fond et toutes les bonnes choses que Mme Neal avait la bonté de faire envoyer à sa mère au-dessus.

– Voila une bonne fille, déclara Mme Neal alors qu’elle la regardait s’éloigner sur le chemin qui menait à la route. Ce n’est pas tout le monde qui économiserait par amour pour sa mère, comme le fait Ann. Je lui offrirai une nouvelle robe comme cadeau de Noël.

Après son départ, plus personne ne parla d’Ann Frost. M. et Mme Neal prirent le thé, après quoi l’un de leurs amis vint les visiter, puis les enfants furent mis au lit, et les domestiques entendus, qui se plaignirent de l’augmentation douloureuse de leurs frais généraux. La nuit était sombre quand remarquant que les aiguilles de l’horloge indiquaient déjà neuf heures, elle s’exclama:

– Ann est folle de rester si tard chez sa mère. Elle va à peine retrouver son chemin le long de la route avec cette lumière.

– Peut-être va-t-elle attendre le lever de la lune, supposa M. Neal.

– Alors elle va sortir plus tard qu’une femme décente ne devrait le faire, fit remarquer sa femme. Je suis trop fatiguée pour rester debout toute la nuit pour elle et je ne veux pas laisser la porte déverrouillée. Elle pourra simplement attendre que le jour se lève dans le hangar.

– Ne soyez pas aussi dure, mère, lui répondit M. Neal avec amusement. Allez au lit, je vais juste rester un peu et lire. Elle sera bientôt à la maison, je n’en doute pas.

Mme Neal prit ce conseil au mot et elle se retira dans sa chambre, où elle s’endormit bientôt. Son mari alluma deux bougies, il s’assit dans un grand fauteuil, ouvrit son livre… et s’effondra aussitôt. Quand il se réveilla, il eut tout d’abord l’impression d’être au début d’une nouvelle journée. Il avait dormi longtemps, il pouvait le voir aux bougies qui étaient complétement fondues dans les chandeliers. La lune s’était levée, grande comme un panier de boisseau et aussi jaune que de l’or, et regardant par la fenêtre il se sentit troublé, comme s’il avait eu un mauvais rêve dont il avait perdu le souvenir. Il se frottait les yeux quand soudain l’horloge commença à frapper, qui sonna douze coups, et comprenant que la servante ne rentrerait pas de la nuit, il se résolut à aller se coucher. Avant de quitter la pièce, il prit soin d’étouffer les mèches des bougies, qui avaient chuté l’une après l’autre dans la graisse chaude et qui commençaient à frire, puis il ouvrit la fenêtre pour fermer les volets mais alors qu’il attrapait un panneau de bois de sa main soudain son vieux chien, qui dormait toujours sous le porche, poussa un abominable hurlement, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant.

Dans cette partie du monde, le hurlement d’un chien était signe de mort, et cette pensée traversa l’esprit de M. Neal, qui ne put réprimer un frisson. Il ne croyait pas un mot de cette sotte superstition mais l’idée le mettait néanmoins mal à l’aise et brusquement agacé il prit un bâton pour le lancer sur le pauvre animal, mais avant sur sa main n’ait pu esquisser le geste soudain il aperçut Ann Frost, debout près du chien, lequel se tapissait sur le sol en tremblant.

– Un peu plus et je vous frappais lui fit remarquer M. Neal en posant son bâton. Vous revenez plutôt tard dans la nuit, que vous est-il arrivé?

La jeune fille avait l’air étrangement pâle et songeant qu’elle devait être malade il s’empressa de lui ouvrir la porte mais alors qu’elle s’avançait soudain le chien releva la tête et il se mit à pousser trois longs et terribles hurlements qui lui glacèrent le sang. Ann se tenait sur le seuil, blanche comme la neige sous la clarté de la lune, et jamais de sa vie M. Neal ne put oublier cette vision.

– Eh bien, Ann, que vous est-il arrivé? lui demanda-t-il une fois de plus. Il se sentait bizarre. Une multitude de petits aiguillons semblaient voler tout autour de lui et il éprouvait la même sensation que lorsqu’il posait accidentellement la main sur cette machine électrique que certains médecins possédaient dans leurs cabinets. Il n’aurait pas su expliquer pourquoi, peut-être était-ce le comportement le son chien, mais quelque chose le terrifiait au plus profond de son âme.

– N’avez-vous pas de langue dans votre bouche Ann? insista-t-il. Quel est le problème?

– La raison, maître? lui répondit-elle en le regardant dans les yeux. Oh, maître, ne savez-vous pas que je suis morte? L’homme qui m’a tuée s’appelle Jack Humphreys, et vous me trouverez derrière Carston Cliff.

– Vous êtes une jolie sorte de morte, lui fit-il alors remarquer. Je n’aurais jamais pensé que vous buviez, Ann. Rejoignez votre lit maintenant, et je vous parlerai dans la matinée, quand vous serez sobre.

La servante passa devant lui sans rien dire et M. Neal se retourna pour barrer la porte mais quand il regarda à nouveau dans la cuisine, elle avait disparu. Nullement surpris, il se dit qu’elle était allée se coucher sans attendre, comme il le lui avait conseillé, et il se dirigea vers sa propre chambre mais une fois dans son lit il commença à penser aux événements de la nuit et il se sentit profondément stupide de s’être laissé effrayé par les aboiements d’un chien et les paroles insensées d’une jeune fille ivre. En se réveillant, le lendemain matin, il se fit un plaisir de raconter l’histoire à sa femme:

– Votre belle servante est rentrée complétement saoule hier soir. Elle m’a dit qu’elle était morte et enterrée derrière Carston Cliff et qu’un certain Jack Humphreys, ou autre, l’avait tuée.

– Mais vous n’auriez pas du la renvoyer comme ça au beau milieu de la nuit, s’offusqua Mme Neal.

– Je l’ai envoyé dans son lit, se défendit-il.

– Elle n’y a pas touché, souligna sa femme. Elle n’est pas dans la maison.

Aidés de leurs serviteurs, M. et Mme Neal fouillèrent toute la propriété en vain. Ann Frost avait disparu et plus inquiétant encore, jamais elle n’avait été chez sa mère. Le lendemain, ils retrouvèrent son corps coincé entre les rochers de Carston Cliff. Le pain, les œufs et la motte de beurre étaient tombés dans l’herbe et son panier de paille flottait dans l’eau juste en-dessous. Ils pensèrent tout d’abord que la malheureuse était tombée de la falaise, mais l’enquête du coroner démontra qu’elle avait été assassinée pour l’argent qu’elle transportait, le salaire qui lui avait été versé ayant disparu tout comme l’anneau d’or que lui avait offert son bien-aimé avant de partir en mer. Plus surprenant encore l’homme qui l’avait assassinée s’appelait Jack Humphreys, et pas autrement.

Cinquante ans plus tard, M. Neal raconta son histoire à un journaliste, déclarant qu’il ne savait pas s’il avait vu le fantôme de Ann Frost et qu’il ne lui appartenait pas d’en juger. Il aurait voulu continuer à prétendre que de telles choses n’existaient pas, mais ce qu’il avait pu observer cette nuit-là dépassait son entendement et la jeune fille livide n’était pas un fantôme, alors qu’était-elle?

The Spiritual Magazine of Phenomena, Spiritual-Ethereal-Physical, 1877.

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